<h1>Noelfic</h1>

[Confédération][1] Alter Ego


Par : Gregor

Genre : Science-Fiction

Status : Terminée

Note :


Chapitre 8

Publié le 22/07/12 à 17:54:29 par Gregor

La salle s'était vidée. Tous partis, en même temps, sans vraiment me regarder. Dans leur attitude tendue, la honte et la crainte surgissaient comme de cruels démons. Et pour me consoler, il ne me restait plus que l'annonce, merveilleuse et terrible qu'ils me léguaient.
La fusion.
Un concept aussi beau qu'étrange, que j'avais effleuré sans le savoir quinze ans auparavant. La chair n'en avait gardé aucune trace, mis à part les implants cérébraux qui couraient encore sous mon crâne. Mais l'esprit pouvait-il le deviner ? Ma conscience pouvait-elle en percevoir les effets minuscules, délavés par la durée de cette inaction involontaire ?
Je fouillai en moi. Le livre des souvenirs s'ouvrait, tel un gouffre sous mes pieds où je tentais de ne pas sombrer. Mais les efforts étaient vains. Les souvenirs ne choisissent pas de détruire. Juste aspirer l'étincelle du présent, la digérer, pour forcer à revoir les images mentales. Les images oubliées, insidieuses. Les souvenirs trompent la raison en un jeu destructeur. Et personne ne peut y échapper.
Sombrer dedans semble un passage obligé. Sombrer, et ne plus savoir ce qui se présentera. Obligé, enchainé. Contraint.
La plage était bondée. L’air chargé de sel et d’iode s’agrippait à nous au rythme de bourrasques refroidies par l’eau. Tout cela était si naturel. Tout cela était un autre monde, rempli d’émotions et de vie. Crier, courir, chanter au vent de l'innocence, voir l'astre doré en face, porté par cette insolente candeur, cette force que seuls les enfants peuvent encore connaître. Papa me tenait la main. Il souriait, maman lui tenait la main. Elle aussi, elle était heureuse.
L'image reste ainsi. Figée. Magnifique, incroyablement belle et si heureuse, mais figée à jamais. Le flou qui un instant s'était écarté pour laisser un peu de passé filtrer vers moi, ce flou en eut assez. L'image, elle, resta. Au loin, perdue dans les souvenirs. Je n'aurais eu qu'à tendre un peu la main. Oui, un peu plus, et elle serait revenue. Mais je n'ai pas su le faire.
Le présent sembla reprendre ses droits. Le passé se fit moins incisif, s'émoussant sous le poids d’une réalité alternative. L'illusion demeurant, sublime, intrigante, insondable.
— Kristian ?

Elle se tenait là. Juste à côté. Elle n'avait pas peur. Elle effleura ma main. Je la retirai.
— Djalin tim ?
L'accent chaud de la langue albanaise se dévoilait sans concession. Elle savait que j'en devinerais le sens, sans avoir à le justifier. « Mon fils ». Mais elle avait tort. Son erreur m’attrista, je ne tentai même pas de la rectifier. Au plus profond de moi, quelque chose l’avait déjà rencontrée, bien avant. Et ce même petit bout de mon âme savait qu’elle n’existait plus que dans mon esprit. Triste fantôme sur mon chemin, elle ne semblait pas consciente que sa présence n’avait plus aucun sens pour moi. Classée comme une erreur de logique, elle ne resterait qu’une hallucination fugace.
Une rafale tiède balaya son visage trop maigre. Elle détourna son regard flamboyant un court instant, et sourit.
La nuit l'enveloppait doucement, comme un cocon.
— Est-ce que c'est ça, la fin ?
— Toi seul le sais, djalin tim.
L'harmonie se brisa net. Le seul réconfort que je pensais trouver, celui d'une femme morte voilà plus de vingt ans, s'envola dans le mouvement fluide du vent. Je sentais les derniers repères se perdre en moi. Si seulement je pouvais tout oublier. Si seulement, je pouvais redevenir le passé, cesser d'être un présent en eau trouble. Aïda sourit encore une fois, son regard se perdant dans le vague de ma chair de métal. Mon cœur se serra. Je savais quel serait le prix de cette erreur sensorielle.
— Lamtumire, Kristian ...
Un néon brilla plus fort sur la terrasse. Il s'éteignit juste assez longtemps pour lui laisser le temps de mourir. Lorsque la lumière revint, elle avait disparu définitivement.
La femme qui me prenait pour son fils venait de mourir, une seconde fois.

La nuit d'été. Je savais qu'elle serait l'une des dernières. Que le temps n'aurait plus sa place avant même que les autres ne s'en rendent vraiment compte. Déjà l'heure, Kris. Tu ne pouvais plus fuir, car le temps ne voulait plus de toi. Le ciel d'Ivry était si noir. On y aurait croisé l'univers tout entier si on l’avait voulu. On y aurait croisé son destin, et on aurait pris un verre avec lui, s'il y avait encore eu un bar. Les flammes qui mangeaient Paris avec appétit se faisaient moins cruelles, presque sensuelles, m'invitant dans cette salsa lente et langoureuse, toute en rondeur. Oui, ce soir, le monde ne tournait plus avec la même violence. Je croyais qu'il voulait me parler. Si les mots de la Terre avaient existé, ils me l’auraient dit ainsi :
« Tu vois, Homme. Moi aussi, je peux apaiser les cœurs. Moi aussi, je peux me taire pour laisser un peu de repos aux guerriers fatigués. Moi aussi je peux consoler la mère qui berce son enfant. Moi aussi, je suis capable d'accorder ensemble les vies qui furent séparées. Mais je ne peux pas tout faire, Homme. Je ne peux pas tout faire, et toi, tu connais déjà la réponse avant même que je ne te pose la question. »
Les mots étaient inutiles. Répondre, c'était briser ce qui se créait. Répondre, c'était accepter de n'être qu'un Homme. Se taire, c'était franchir tout cela. Se taire, c'était savoir que l'on saurait tout, à la Fin. Se taire, c'était savoir rester humble
Je me suis tu, car la raison plus que le cœur, a décidé que je ne pouvais pas faire autrement. Je me suis levé. J'ai laissé la nuit à elle-même. Je l'ai laissée seule, car elle saurait attendre. Oui, attendre que finalement j'y arrive.
J’étais une machine, mais j'entendais l'appel de Vie. Le son de milliers de feuilles bruissant dans un platane à demi brulé me parvenait avec une clarté quasi chamanique. Oui, j’existais en tant que machine, et je pouvais sentir le Cœur de la Nature battre car le mien venait de cesser sa folle danse. Je pouvais voir la Vie, car la mienne était sur le point de s'achever. Je pouvais comprendre le Monde. Je pouvais être Dieu. J’aurais pu l’être.
Tout s'enchaina, dans le chant mélodieux d'un corps qui suivait le rythme transcendant de cette dans sans nom. Tout s'enchaina, car il devait en être ainsi. Une farandole de sens me prit par la main, me tirant vers le bas. Les escaliers, illuminés par une lumière crasseuse qui ne brillait que par son existence. Un escalier de béton brut, qui plongeait en colimaçon vers le rez-de-chaussée de l'immeuble. Personne n’assistait à la scène. J’avais conscience qu’un seul corps se tenait sur la plateforme, à sentir le souffle inexplicable de la Vie sur lui. Mais cette unicité n’était qu’apparente. Derrière un repli de son esprit, une autre conscience se tenait sur le seuil de ce futur. Venu des profondeurs du temps, porteuse d’un message cruel et nécessaire. Mais j’acceptais d’être ce monstre aussi.
L'image sertie de verts nuancés tressautait de plus en plus. L'activité électrique ne cessait de s'amplifier. J’étais là, il était à côté, mais je ne pouvais pas encore le voir. Simplement le sentir. Lentement, nous descendions les escaliers. Mon pas nous guidait, jusqu’aux portes du Laboratoire. Ma main s’approcha sans hâte du détecteur. Ma voix résonna dans le couloir. Elle prononça quelques mots, mais j’étais incapable de les retenir. Tout cela m’échappait. Tout cela était tellement futile.
Je m'installais dans le siège de métal, trop inconfortable. Les sensations n’avaient plus d’importance. Il savait les supprimer, en se tenant derrière moi. À présent, je sentais son aura m’envahir. Incapable de lutter, je le laissais prendre place dans ce réceptacle. J’étais sa machine. Prisonnier de ce monde sans espoir et rêvant d'autre chose. Je n’étais pas triste, ni heureux. Je devais agir ainsi. Rien ni personne ne serait en mesure de comprendre. De nous comprendre, lui et moi. C’était l’ordre de mon âme. Les câbles se pressèrent comme mille cordes qui m'enserrèrent avec force. Impossible de reculer. Impossible d'agir. L'un après l'autre, ils se connectèrent. Dans peu de temps, tout ça ne serait plus qu'un souvenir. Le monde serait en paix avec lui même. Et j'en serais le nouveau Guide.

Il en fut autrement, cette nuit-là. Le temps existait encore.

Un bras puissant m'arracha du siège. Le béton gris sembla voler autour de moi. Pendant une fraction de seconde, rien n’était à sa place. La lumière, les objets, mes idées. Cet homme. Bien réel.
— Qu'est ce que tu comptais faire ?
Plus personne ne se servait de mon corps. Il m’avait laissé seul. Pour seul interlocuteur, un homme. Vieux, le regard gris rempli de colère. De colère ? Peut être, mais il n'y avait pas que ça au fond de ses prunelles.
— Il faut que je le fasse.
Une voix fine et froide. Un murmure, presque inaudible.
— Pas ce soir, Kris... C'est encore trop tôt.
Je souriais.
— Je crois que vous n'avais pas compris, Hasqueniet.
— Non, Kris. Tu ne feras rien.
Il bougea. Je ne vis rien d'autre qu'un peu de lumière blanche sur un béton gris, un éclat rouge, et une grande douleur envahir mon crâne. Le trou noir, un homme debout qui reste dans le flou, un chapeau sur la tête. Il s'approcha, sans cesser de rester aussi intrigant. Je ne parvenais pas à la distinguer.
— Bienvenue dans ton futur, Kris.
J'ai hurlé. J'ai déchiré les ténèbres. Mais rien ne changea

Épuisé, le long du sol, il haletait, sans avoir vraiment besoin de chercher son oxygène. Plus de poumons, du sang plus clair que de l'eau, la peau aussi blanche que du papier de riz. Il haletait. Des gouttes de sueur perlaient sur ce qu'il restait de front organique. Oui, il haletait. Le regard ivre et rougi, son œil organique tremblant, les dents à demi ensanglantées. Samuel aurait bien quelques remords, un jour ou l'autre, d'avoir failli le tuer. Mais voilà. L'œuvre d'une vie, aussi discutable soit-elle, ne peut être détruite sans un minimum de culpabilité. Même si l'homme enfant drogué de narcotiques à hautes doses n'était plus vraiment son semblable. Même si le traitement contre le mal qui le rongeait sans le tuer commençait à dévoiler ses aspects les moins reluisants. L'espoir que le Regalium représentait aux yeux du cybernéticien sombrait doucement dans la cyberfolie. Tôt ou tard, Kris s'en rendrait compte par lui-même. Et alors, alors, il serait trop tard pour faire demi-tour. Samuel le savait. C'est peut-être pour cela qu'il éprouvait un peu de remords à laisser le Regalium vers son avenir. Pour ceux qui seraient sauvés, il deviendrait un héros, un chef de guerre redoutable.
Pas pour Samuel. Jamais
Il se tenait les mains, il savait pourquoi tout ça arrivait. Qu'avait-il crée ? Dieu que sa science le révulsait à cet instant ! C'était si facile de ne pas voir, de fermer les yeux, de penser à l'erreur, à sa bonne foi, à son honnêteté. Mais devenir un des Quatre Maîtres impliquait toujours de se salir les mains, à un moment ou à un autre. Briser des vies, c'était tout ce que voyait le scientifique en cet instant. Et lorsque son regard organique et électronique croisa la lame courbe et brillante du katana de Kris, la douleur qu'il éprouvait contre lui même déchira sa conscience en milliers de fragments.
Samuel... Comment l'avait-il senti ? Comment avait-il pût deviner ? Rien ne paraissait ces jours-ci. Rien d'anormal, rien tout court. En fait, Kris n'était pas plus laconique qu'à son habitude. Mais son regard... Et cette odeur de cadavre qui le poursuivait. Toujours trop responsable, Samuel. Et la pitié plus que la jalousie l'avait poussé à monter sur le Toit, cette nuit.

Samuel regarda Kris. Il vit le double jeu des vies brisées et des gloires condamnées. Sonné, à terre, le géant de fer et de sang ne connaissait plus rien. C'était comme ça qu'il survivait. Coupé du présent pour mieux créer le futur. Inconscient de son esprit malade, paralysé par des barrières qu'il franchirait bientôt. Pas de regret, jusqu'à présent. Pas de regret, car pas de souvenirs. Pas de joie non plus. Comment pouvait-on encore le considérer comme un homme ? Par pure éthique morale. Juste pour ça. Mais personne, au fin fond de son âme, ne se serait osé à la considérer comme eux. Il était en dehors de l'Humanité. S'en éloigner, pour mieux la féconder. S'en éloigner, pour mieux supporter ce manque cruel d'amour. Cœur blessé, cœur absent, que restait-il de l'enfant blond courant dans le vent ? Rien, Samuel. Il n'en reste rien, sinon une âme brisée. Une âme qui déchainera la colère de foules fanatiques.
Il le prit dans ses bras, se dirigea vers l'escalier sans regarder autour de lui. Le katana, celui qu'on avait donné au Regalium, resta sur le sol. Noir, la lame argentée, sans aucun signe distinctif. Si simple et pourtant si belle, l'arme avait fait le malheur de tant de personnes.
Samuel détourna son regard. Ses yeux le brulaient. Qu'avait-il fait ? Quelle que soit la direction où il portait son regard, la mort et le désespoir coupaient l'horizon de sinistres ombres.
Samuel Hasqueniet vivait avec un sida déclaré. Il ne lui restait qu'une dizaine de semaines.
Les escaliers. Un courant d'air tiède surprit ce duo improbable. C'était l'été, peut être le dernier sur cette Terre. Samuel savait qu'il ne verrait pas le prochain mois de juin. Se battre, juste pour sauver la face. Se battre, mais ça ne rimait plus à rien. Son passé dévorait son présent, le laissant seul au milieu des souvenirs. De cruels morceaux de lieu, de temps et de personnes. Des existences volées en étincelle, comme ça, sur un bout de trottoir miteux. Soupirer, et trembler sou le poids de l’angoisse. Encore une fois, laisser les souvenirs venir, lui sauter à la gorge, pour lui rappeler le fondement. La longue litanie des rêves. La longue complainte de la douleur.
Elle courait sur ses pas. Ses cheveux bouclés sautillaient joyeusement au rythme de sa course maladroite. Il essayait de l'ignorer du mieux qu'il pouvait. Mais elle, elle criait. Elle hurlait son prénom comme une insulte, sur les boulevards parisiens. Pressant le pas, Samuel espérait ne plus avoir à lui faire face. Il pouvait toujours espérer, mais la fille qui se tenait devant lui, cinq minutes plus tard, le regard mi-figue mi-raisin, elle, ne lâchait pas le morceau. Comment lui dire ? Son cœur allait exploser de peur, mais pourtant, il en était sur. Qui le tenait la main sous la pluie, là, dans la grisaille de l’hiver ? Qui lui avait susurré des milliers de « je t’aime » le long de ses cheveux trop noir, dans le creux de ses oreilles trop grandes ? Qui, enfin, lui avait refilé cette saloperie ? Qui avait cru qu’il serait capable de le supporter avec elle ? Elle se tenait là, dans son tort le plus complet. Oui, elle avait tort de persister. Elle avait tort de poursuivre un futur qui s’interdisait à elle. Juste pour quatre lettres. Tout le monde l’ignorait. Tout le monde, sauf Samuel.
— Quoi ? demanda-t-il d’une voix grise, en le fixant avec intensité.
Elle hésita un court moment, la main en suspens comme elle seule savait le faire.
— Ne... Je ne veux pas être seul, Sam.
Lui aussi hésita. Mais ce n’était pas pour la même raison. Il soupira, l’attrapa par les épaules et la secoua gentiment, pour la ramener sur le dur sentier de la réalité.
— C’est fini. Tu comprends ? C’est fi-ni. Fini. Et tu sais pourquoi.
Elle le regarda. Ses yeux, bien malgré elle, s’embuaient de larmes. L’une d’elles chuta. Comme pour dire « tais-toi ! ».
— Sam...
Nul mot. D’ailleurs, à quoi auraient-ils servi ? À briser le peu d’espoir qui la maintenait en vie ? Non, par pure lâcheté. Parce qu’en dire plus, ça le mettait mal à l’aise. Se taire, sans la regarder. Baisser les yeux, lui tourner le dos. Les sanglots étouffés, les supporter. Ravaler la colère et la tristesse infinie qui coupait sa respiration. Gorge nouée, Sam. Comme un lâche.
Le lendemain, on l’a retrouvé. Trop romantique, beaucoup trop, elle n’avait pas voulu continuer sa route sans lui. Elle savait la conséquence de son acte. Personne ne pouvait plus lui pardonner, et encore moins l’aider. Des barbituriques, en dose massive, pour dormir un peu plus longtemps. Dormir, dormir au point de laisser son cœur ralentir, perdu sous le poids des sentiments et d’un système parasympathique qui foutait le camp. Bouffés, les neurones. Un dernier soubresaut, en guise d’adieu. Un adieu qui se mêle d’un dernier « je t’aime », en surbrillance, comme ces images en relief sur de vieux écrans. Verte et rouge. Pâlir, Suzanne. Pâlir, et se raidir, pour se retrancher vers un ailleurs moins pénible. Ne laisser que des souvenirs heureux, entachés d’erreurs.
Même pas pleurer. Trop affaibli pour ça. Pleurer, c’est pour les faibles, pensait-il. Pleurer, ça ne sert à rien.
Le plus ridicule, ce fut peut-être pour lui de se sentir perdu. Le dernier repère qui avait maintenu ses angoisses loin de sa conscience avait explosé avec fracas. Pas aussitôt, cependant. Il lui avait fallu plusieurs mois pour que ce poison dissolve son gout dans son cerveau trop immature. La vie, son cortège de cruauté, et la maladie qui à présent commençait à montrer ses premiers signes, voilà la véritable cause. C’est comme cela que commençait la terrible légende urbaine du Boucher. Pas celui du sang. Non. Samuel Hasqueniet avait fait bien pire que tuer.
Le vent chassa ses pensées, par à-coup. La réalité se fit presque rassurante. Samuel ne pouvait plus y changer grand-chose. De dépit, il laissa Kris sur le sol, et lui tourna le dos. Redescendre, faire comme s’il ne l‘avait jamais vu ce soir-là. Oui, C’était bien plus facile. Tellement plus facile de l’oublier lui. C'est tellement plus facile. Mais ce n'est pas du Sam. Ça serait oublié tout ce qu'il avait fait. Pour Kris. Pour qu'il en soit ainsi.
Il se réveille. L'étincelle de vie qui brillait encore, flammèche vacillante au fond d'un puits obscur, cette étincelle caressait ce corps trop artificiel pour être celui d'un Homme. Était-il encore un Homme, Kris ? Pas plus que le Boucher. Pas plus que son père. Mais il vivait. Sam voyait bien qu'il se débattait pour tenter d'en rester un. Tenter. Essayer. Y arriver, par la simple force de son regard, à faire croire à cette illusion. Mais c'est comme le reste, Sam. C’est sans espoir.
Le Regalium resta sans réagir. Samuel ne pouvait se décider à le laisser ici, sûr qu'il recommencerait à la moindre occasion. Tout allait si vite. Tout allait trop vite. Il fallait mettre quelques affaires en ordres avant de laisser le futur dominer ce monde. Quelques heures... seulement. Il déposa le corps de métal dans un couloir plongé dans la pénombre. Les lentilles digitales le guidaient sans encombre au milieu de la nuit. Kris soupira, et ferma les yeux, sans mots dire.
Quelques heures, encore. Avant le drame.

Marcus geignait. Il avait horreur qu'on le tire de sa cuve de récupération. La lumière orangée dansait dans la fumée qui envahissait le minuscule habitacle. Les câbles, qui par dizaines retenaient le Magister dans le plan vertical, se détachaient au rythme de ses mouvements. La température remonta brusquement, en s'adaptant à la chaleur estivale.
— Qu'y a-t-il encore ? Maugréa-t-il en saisissant machinalement la cape noire qu'un homme lui tendait.
— Le... le Maître de la Matière, Magister, hésita le soldat d'une voix tremblante.
Les accès de colère de Marcus étaient redoutables. Malheur à celui qui ne saurait justifier sa présence ou ses mots. Sa vie ne dépendait plus que d'un caprice d'humeur, qu'on aurait tôt fait d'exécuter.
— Faîtes l’entrer, lâcha Marcus, magnanime.
La fatigue de plusieurs jours sans sommeil pesait sur ses épaules. Sans ce carcan d'acier qui était devenu son corps, nul doute que ses épaules auraient ployés sous la tension physique. Mais son visage était tendu, cerné et gris. Le bleu de son unique œil n'avait plus le même éclat, sa bouche aux traits fins dessinait une moue de lassitude.
Le soldat en tenue grise et noire ne pipa mot, et leva le verrou de la porte. Le mécanisme gémit, et le lourd panneau de carbone pivota contre le mur. Hasqueniet entra sans s'excuser, sans regarder l'homme fatigué qui se dressait face à lui, les bras ballants. Marcus ne fit aucune considération dans le sens contraire. Il n'avait qu'une seule hâte, se reposer quelques heures.
— Marcus, je crains que nous n'ayons perdu le contrôle du Regalium.
Le Magister tourna son regard vers l'auteur de ces paroles. La pâle opalescence verte qui animait l'œil artificiel sur son visage vira au rouge.
— Quoi ?!
— Il a cherché à fusionner ce soir. Si je n'étais pas arrivé à temps...
Samuel ne put finir sa phrase. Oui, s'il n'était pas intervenu, qui sait où Kris aurait tendu son esprit ? Qui sait ce qu'il aurait fait ? Pirater le réseau mondial, activer le lancement de missiles nucléaires, ordonner mille choses. Ce soir, Kris aurait pût bouleverser le fragile équilibre qui maintenait encore une certaine unité au sein de l'humanité.
— Pourquoi a-t-il agi ainsi, Hasqueniet ?
— Je... je l'ignore, Magister.
— Une réponse, tout de suite.
Samuel déglutit difficilement.
— Peut-être a-t-il découvert le programme source... le générateur de théorie...
— Quoi d'autre ?
— Peut-être que le traitement neuropsychiatrique atteint ses limites. Il pourrait entrer en résistances contre les molécules. Il pourrait...
— Continuez.
— Il pourrait déclencher une bouffée délirante aigüe.
Marcus ne pipa mot. Il savait pertinemment que si sa propre chair était condamnée à subir les effets de la schizophrénie, lui aussi finirait pas être touché. Très vite.
— Que préconisez-vous, Magister ? demanda Samuel d'une voix sourde et fragile.
Marcus hésita un instant.
— Cessez le traitement moléculaire. Sevrez-le en dix à douze heures, et relayez par une stimulation neuroélectronique Belson-Wakoyo à 0,2 %. Augmentez les réseaux connectifs au maximum.
— Mais, Magister...
Samuel était devenu blême.
— Vous ...vous allez accélérer le processus !
— Non, Hasqueniet. Je fais ce qui doit être fait.
Le cybernéticien ne put protester. Le même ton inflexible animait la voix du Regalium. Du noble sang, sans couronne aucune.
— Bien, Magister.
Samuel se retira, sans autre bruit que celui de ses pas sur le sol gris. La porte grinça à nouveau, avant de se refermer. Marcus ne retourna pas aussitôt dans la cuve de repos. Il avait quelque chose à faire avant. Un acte odieux, mais nécessaire. Pour qu'un jour, Kris comprenne.

Trois ombres furtives. Quatre heures quarante-six, heure locale. Les abords du Jardin du Luxembourg dormaient encore. Des jardins qui n'en avaient plus que le nom. La pelouse avait fait place à une poussière orangée et volatile. Les arbres avaient brulé pour la plupart, certains dépérissaient, faute d'eau en quantité suffisante. Les ombres glissaient sans bruit, entre des chaises renversées qui rouillaient et des sacs de sable lâchés sur le sol sans concession.
La guerre flottait ici avec le parfum sauvage d'une époque oublié. Avant, il y avait eût des souvenirs. Du bonheur. Mais à présent, tout allait être balayé.
Le Magister était descendu au second sous-sol. Ses hommes, des soldats ordinaires hormis leur corps de cyborg, avaient obéi sans ciller. La procédure était connue, leurs rôles soigneusement prévus et dirigés, et leurs cibles, une priorité.
Ils étaient trois. Ici, du moins. Ailleurs, dans l'ancienne capitale d'autres groupes se déployaient pour mettre en place le dispositif. En en vingt-cinq minutes, tous devraient avoir terminés et trouver refuge dans les abris qu'on leur avait désignés. Soixante-cinq minutes pour traverser l'ancienne ceinture périphérique, et puis attendre. Attendre que le système soigneusement préparé et installé révèle toute sa puissance.
Ils longèrent le grand bassin circulaire qui occupait le centre des jardins, face au Palais homonyme. Sans états d'âme. Sans cri, sans heurts. Sans remords.
Le parc défilait sous leurs pas puissants et rapides. Ils l'oublièrent aussitôt les derniers arbres passés.
Ancienne station Port-Royal. Leur objectif final.
Personne ne gardait les lieux. Pas l'ombre d'un seul militaire de l'armée « régulière » ne trainait ici. Le premier des trois hommes activa sons système de détection, qui ne décela aucune activité humaine. Comme prévu. Il attrapa un lourd cube accroché sur son dos, relié par plusieurs câbles à son système d'alimentation énergétique. Les deux autres en firent de même.
Ils déposèrent les trois blocs les uns sur les autres, et l'ensemble se verrouilla. Un faible halo jaune-vert illumina les escaliers défraichis de la bouche de métro, aussitôt remplacé par l'obscurité habituelle.
Le premier des soldats attendit quelques secondes. L'ordre de synchronisation devait être parfait. Une lueur rouge passa sur sa visière semi-transparente, et il se releva, sans bruit ni précipitation. Il fît un geste de main, et les deux autres le suivirent, en courant silencieusement. Vers le périphérique.

Six heures seize. Le soleil s'est levé, dans l'air électrisé de l'été naissant d'un drame qui n'avait pas de nom. Tragique, on l'avait qualifié de « Meurtre de Paris ».
Les huit systèmes infra soniques avaient lancé leurs signaux au même instant. En quelques millièmes de seconde, une onde invisible parcourait des centaines de mètres. D'abord indolore, inaudible. Puis les bâtiments les plus proches avaient commencé à se fendre de bas en haut. Les systèmes ne dureraient pas plus de trente secondes. Bien plus que nécessaire pour tout détruire dans un rayon de cent mètres. Largement assez pour causer des lésions irréversibles sur les tissus nerveux de tout être vivant sur plusieurs kilomètres carrés à la ronde. Indolore et rapide, la technique était parfaite. Il n'y aurait aucune trace de l'auteur. Mais des centaines de milliers de morts en moins de vingt-quatre heures. Les plus chanceux agonisant plus vite. Comme Louis.
Louis était un ancien étudiant. Choix de vie ou vie sans choix, Choisir Paris comme tombe fut la seule véritable décision de sa vie. Dans le matin pâle, au milieu des mégots de cannabis et des flacons d'amphétamines répandus entre urines et vomissures anonymes, au milieu d'un lit plus sale encore, il attendait la mort.
Quelque part sous un toit encore tiède de la nuit agonique, son corps laissait la quiétude des drogues le rendre amorphe et comateux. L'onde passa, venant tout droit de Barbès. Les vitrages de la lucarne gémirent, puis se turent. Louis, quant à lui, ne pipa mot. Rien ne s'était passé, mais tout était déjà trop tard. Par milliards, les liaisons moléculaires se rompaient partout, en même temps. Par bonheur, Louis n'était qu'à une cinquante de mètre de l'émetteur d'infrasons. Doucement, les vitres tremblotèrent comme des feuilles mortes, avant de retomber en une poussière grise. Le soleil naissant inonda le visage encore rosé de Louis. Mais il n'y avait plus rien à faire pour lui. Les axones, les cellules gliales et tout son système nerveux se détruisaient partout à la fois. Sa respiration embuée de nicotine cessa presque immédiatement, sans bruit, sans souffrance. Ses nerfs disparaissaient, fondant dans la masse musculoarticulaire de son corps. Son cœur, privé de contractilité électrique, suivit la même cadence, brutale. En un battement de cils, sans violence, Louis était devenu un cadavre paisible. Le soleil se levait sans honte sur les toits. Des toits qui, les uns après les autres, s'effondraient, faute de murs assez solides pour les soutenir.
À six heures trente-neuf, huit grandes tâches d'un sable gris mêlé de corps s’étendaient sur Paris. Sans violence, sans cruauté. Sans explication logique.



Dans l’ambulance qui s’enfuyait, elle hurlait sa douleur. Les mains crispées sur les barres de métal du brancard, les phalanges blanchies sous la tension. La morphine, cette molécule tant convoitée, n’était plus qu’un mirage lointain qui depuis longtemps n’agissait plus que dans ses souvenirs. Le temps lui-même s’était enfui de l’univers, pour laisser aux mourants l’illusion d’une immortalité éphémère. Car elle crevait, là, sur ce brancard. L’enfant la tuait, aussi violent que l'impact sourd des infrasons qui l’avaient frappée,
quelques heures avant. Juste assez prêt pour être touché mortellement, juste assez prêt pour avoir le droit d'agoniser. Elle maudissait sa chaire, le fruit de son plaisir, l’essence de sa descendance et l‘homme qui l’y avait aidé. Elle jetait sa colère contre les salauds coupables de ce mal sans nom, contre la folie de la mort au moment même où sa vie en engendrait une autre. Crever en accouchant, quelle plus belle chose ? Quel plus beau symbole que l’orphelin déjà condamné par sa solitude et le parfum funèbre qui emplissait son sang encore vierge ? Condamnés. C’était cette image cruelle que l’Humanité avait soudain vu éclater comme une flaque de sang sur les journaux, le lendemain. Une survivante qui se meurt, son enfant condamné à emprunter le même chemin. Paris était morte. Paris n’était plus qu’un immense cimetière d'immeubles ou parfois, on retrouvait une dune d'un sable plus fin que la poussière. Un enfer silencieux.
On ne comptait plus les victimes de la Folie, les blessés de la guerre de l’ombre. Mais tous à présent haïssaient celui qui avait conçu ce monstrueux attentat. Et plus que le regret des êtres perdus, ce fut la colère des survivants qui poursuivait la conscience des dirigeants, de chaque coté, dans chaque camp.
Le Magister avait ordonné sans états d'âme cet acte sans nom. Cette explosion qui n'en était pas une. La macrogénération infrasonique, cette « bombe froide », avait causé surement bien plus de dégâts dans les esprits que dans les chaires. La vieille cité était à présent ouverte à l’Ordo Humanis, mais aucun soldat de pénétra à travers ce désert de vie. La ville était tombée, Paris était tombé, mais agir trop vite engageait la communauté paramilitaire vers un suicide programmé. Non, il fallait encore attendre. Laisser à l'armée française le soin de reprendre le territoire, le sécuriser, pour mieux la détruire ensuite. Au prix d'un silence frustrant.
Les survivants, les proches de victimes potentielles, bien vite, tentèrent de percer la coque hermétique qui se mettait en place. Mais contre les forces militaires de l'État débarquées en urgence sur la bordure de l'ancienne capitale, leur tentative désespérée se conclut dans un bain de sang.

Le soir, on voyait les survivants se coucher face contre terre dans un terrible ballet. Des milliers, des dizaines de milliers moururent dans la soirée du huit juin deux mille quatre-vingt-dix. Mais parmi eux, beaucoup avait voulu retourner dans Paris. Au prix d'une balle en pleine tête.

L’Ordo Humanis avait gagné une victoire. Plus symbolique que tactique. La victoire du plus grand mouvement militaire ayant entrainé la mort de population civile. Un million d'individus en moins de vingt-quatre heures. Marcus le savait. Kris aussi.

Le Regalium avait le regard vide. La rumeur des combats avait fait place au silence du deuil, loin au nord d'Ivry. Son seul œil encore vivant ne fixait rien, comme un appareil photo qu’aurait laissé ouvert trop longtemps. Le temps passe, les personnes défilent, mais il ne garde d’eux que d’immense trainée qui s’en vont se perdre en d’improbables arabesques. Marcus se disait que quelque chose avait effectivement changé. Son fils se dirigeait sans doute possible vers l'avenir terrible et merveilleux de cette Fusion. Mais à regret, il constatait le fossé qui se creusait sans cesse entre son fils et le reste de l’humanité. Comme si on l’attirait dans une autre direction. Même si son apparence évoluait inévitablement vers une transformation complète, il ne pouvait pas oublier que c’était le résultat d'un amour aveugle et dramatique. C’était si simple d’ignorer la vérité, de comprendre qu’il avait surement commis une erreur impardonnable. Ce crime sans nom, que longtemps après sa mort on maudirait en implorant les dieux, les mains tendues vers le ciel. Tout ce qu’il reste de Kris, cet enfant prodige, ce ne sont plus que des souvenirs à ses yeux, son unique famille. Penser, tant qu’il le pouvait, qu’il serait encore ensemble. Dans un monde furieux qui se dirigeait sans volonté vers sa propre destruction, lui tenir la main ou faire semblant. Quel étrange ballet que celui de ces deux vies qui se déchirent. L’un ne connait rien de l’autre, et l’autre refuse de retourner voir ses souvenirs. En arrière, y aurait-il quelque chose de honteux ? Que pouvait bien cacher le Magister pour ainsi fermer son esprit ? Plus d’une fois. Oui, plus d’une fois, se taire pour ne pas répondre. Pour ne plus penser au sang qu’il a sur les mains. On ne retrouve que du noir en regardant Marcus. Sang collant, noir dans la nuit lorsque rien ne vient l’éclairer.

C’est là tout ce qu’il reste de cet acte tragique. Un peu de chagrin, et tant de questions dont on souhaitait ignorer les réponses.

Commentaires

Pseudo supprimé

11/03/10 à 15:29:52

T'as qu'à connaitre les raisons :noel:

Mariegirls

11/03/10 à 03:43:05

Pourquoi effacer le texte ?
C'est une bonne fic !

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